Texte de Bérengère Ruet
À 30 ans, lorsque Jade a fermé le livre de Serge Bouchard, Le peuple rieur: hommage à mes amis innus, elle s’est pourtant mise à pleurer. Ce livre raconte l’histoire de son peuple, une histoire qui lui est demeurée lointaine avant qu’elle ne décide de s’en emparer. Avant cela, il y avait eu les dures lois de l’enfance et de l’intimidation, les peurs et les recommandations au silence de sa mère, l’amnésie des « institutions » et des livres d’école, et cette distance au passé qui semblait si nécessaire qu’elle en était devenue naturelle.
Jade est née à Alma et a vécu dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean jusqu’à la fin de ses études secondaires. Élevée par sa grand-mère Innue et sa mère monoparentale, Jade a grandi avec l’idée qu’elle était différente, et que cela n’avait rien de positif. « La génération de ma mère a vécu beaucoup d’oppression. Quand tu te fais écœurer à l’école, que tu subis des injustices à répétition, que tu te fais traiter de “sauvage”… en grandissant, t’as pas envie de t’associer au mal, tu veux t’en dissocier. C’est ce qui est arrivé avec ma mère. » Faire profil bas, et surtout ne rien dire. Petit à petit, Jade a donc replié cette partie d’elle-même à l’intérieur, jusqu’à l’oublier.
À 18 ans, elle quitte le domicile familial pour Sherbrooke, travaillant dans un Subway pour gagner sa vie. Sa colocataire, Guylaine, étudie les sciences politiques à l’université. Le soir, Guylaine évoque ses cours et les deux amies refont le monde et ses rouages. Jade emporte ses réflexions au restaurant, débattant de politique avec les habitués, qui l’encouragent à reprendre ses études. Quatre ans plus tard, Jade a un bac en politique appliquée dans la poche et des envies de changer le monde. Elle quitte Sherbrooke pour Montréal où elle décroche un emploi de libraire à Renaud-Bray, « un rêve de jeunesse ! » Naïve – selon ses propres termes- et révoltée contre toutes les injustices, elle se porte volontaire comme déléguée syndicale: « Pendant un an et demi, j’ai pris des coups pour aider mes collègues. »
« Ça m’a jeté à terre. Tout ce qu’il racontait, c’est exactement comme ma grand-mère le racontait. C’est venu matérialiser quelque chose qui était quelque part dans mes souvenirs, mais que je n’avais pas réussi à habiter. Parce que personne en parlait jamais. Je me suis dit: c’est ça que je veux, mais je ne savais pas comment faire. Comme après une marée qui monte et reflue, les souvenirs ensablés refont surface: les étés dans le bois avec son grand-père, chassant et posant des pièges, découvrant quelques jours plus tard avec un pincement dans le cœur le lièvre qu’elle avait pris; les poissons qu’il lui apprenait à pêcher puis nettoyer; la nature à perte de vue, la liberté totale, le bonheur ébouriffant au sommet d’une montagne. Et surtout sa grand-mère, sa présence si forte et si rassurante, soufflant à Jade des mots innus en faisant la cuisine, ou en arrangeant les peaux, lui apprenant à nommer les animaux du bois. Les siestes à ses côtés, sa grand-mère ne dormant que d’un œil. L’autre bien ouvert contemplait des paysages disparus alors qu’elle racontait à sa petite fille les portages de sa jeunesse, les longs trajets en famille chaque année au début de l’automne, remontant les rivières, traversant les lacs, montant le camp pour l’hiver. Pour tout terrain de jeux dans le bois ; pour tout gardien les épinettes à perte de vue.
Après cette révélation, Jade appelle sa mère: elle veut tout savoir, tout connaître: elle décortique l’arbre généalogique de sa famille, dévore les photos en noir et blanc, contacte le département de géomatique de Mashteuiatsh pour mieux connaître le territoire ancestral de sa famille. “Je leur ai écrit une longue lettre à la main, je voulais que ça soit très intime.” Avec son doigt, elle retrace le chemin que sa grand-mère a parcouru jusqu’à l’âge de 15 ans: le départ de Mashteuiatsh, la traversée du Lac-Saint-Jean, la remontée de la rivière Péribonka, jusqu’au camp, plus loin au Nord-Ouest, où ses ancêtres allaient passer l’hiver. Un territoire aujourd’hui complètement défiguré par l’exploitation forestière et les développements industriels… “ À partir de là le lien s’est fait dans ma tête: le rapport au territoire, à la nature: je m’en vais faire ma maîtrise en environnement ! Je ne peux pas changer le passé, mais je peux protéger ce qui reste. C’est ma façon d’honorer la mémoire de mes ancêtres.”
Depuis un peu plus d’un an, Jade prend trois cours d’innu: un cours à l’université qui étudie notamment la structure linguistique, un cours d’innu aimun avec Montréal autochtone, où on pratique surtout l’oral, et un cours de dialecte de Mashteuiatsh. À défaut de converser avec sa grand-mère, décédée il y a dix ans, Jade a eu l’honneur d’échanger quelques phrases dans cette langue avec la poétesse Joséphine Bacon.
Le projet, “ka mamuhitunanuatsh meshkanu”, qui signifie “le chemin qui rassemble”, se veut une marche de guérison collective et holistique, spirituelle, psychologique et physique, pour les jeunes Innus de Mashteuiatsh, qu’ils vivent dans la communauté ou dans une démarche de réappropriation culturelle. “J’y suis allée parce que je voulais apprendre et vivre ce que ma grand-mère avait vécu. Mais aussi pour obtenir une reconnaissance de mes semblables, parce que je n’avais pas de liens avec des adultes de ma communauté. Le dernier jour, j’ai marché 25 km. Quand je suis arrivée, je me suis mise à pleurer. Un grand corbeau est passé au-dessus de moi en criant, c’était surréel. Ça faisait des années que je cherchais un moyen de me reconnecter. Cette marche est arrivée comme un cadeau.”
Aujourd’hui, Jade termine sa maîtrise en gestion de l’environnement et a l’intention de compléter sa formation avec le microprogramme d’éducation à l’environnement. L’an dernier, elle a conçu et animé un atelier auprès de 80 éducatrices de CPE pour les aider à intégrer dans leurs pratiques l’apprentissage par la nature. Elle espère participer à nouveau au projet de marche en territoire Innu à l’hiver 2024.
Et si vous vous promenez le long du fleuve à Verdun, peut-être la croiserez-vous jetant une poignée de tabac sur la terre, en remerciement de ses bienfaits.