Une analyse d’Ahmed Chetioui
En 1985, mes études de médecine ont pris fin après sept longues années d’études théoriques et de stages pratiques.
Heureux d’avoir décroché mon doctorat, je me voyais sauvant des vies, soignant le corps et l’esprit. Car un médecin, ça sauve des vies ! Un médecin ne tue pas, n’abrège pas les souffrances d’un malade, ou d’un mourant !
Cela m’a été inculqué durant de longues années d’avancement et durant 25 années de pratique ; j’ai respecté le serment d’Hippocrate, dont un des premiers principes de prudence appris aux étudiants en médecine est le « Primum non nocere », ne pas nuire !
Avec le temps j’ai mûri, avec l’expérience et la rencontre de maîtres qui m’ont appris que ne pas nuire c’est aussi soulagé. Que l’on peut traiter une douleur en usant de produits qui semblent nuire, car ils entraînent une somnolence, parfois une sédation terminale, mais qui vont soulager des souffrances inutiles ; ils m’ont appris à accompagner des patients en phase terminale de leurs maladies, des patients mourants. Ils m’ont appris à prodiguer des soins palliatifs, à comprendre ce qu’est une maladie incurable, à anticiper tous les symptômes d’une fin de vie.
Dans ses yeux,
la lumière s’est éteinte ;
il ne restait
qu’une étincelle de vie.
À mon arrivée à Maison L’Étincelle, en 2020, je me suis tout de suite senti dans mon élément. Les résidents qui portent ce fardeau qu’est la maladie d’Alzheimer portent en eux toute la souffrance qu’un être humain peut supporter. Ils semblent ne pas s’en rendre compte, mais tous leurs gestes, leurs comportements, disent le contraire, à l’image de cette dame qui a été diagnostiquée à l’âge de 58 ans, qui en a 65 maintenant et qui erre dans un milieu certes sécuritaire, adapté et avenant, mais qui n’est pas le sien. Elle ne réagit qu’aux sollicitations du personnel, qui fait un travail formidable. Mais dans ses yeux, la lumière s’est éteinte, il ne reste qu’une étincelle de vie. Si elle pouvait nous raconter son histoire, voilà ce qu’elle dirait :

« Muriel, c’est mon nom, j’étais enseignante, des centaines d’enfants sont passés entre mes mains, ou devrais-je dire dans ma classe. Certains sont devenus médecins, avocats, ingénieurs ou simples ouvriers ; j’étais pleine de vie, j’ai un fils merveilleux, un mari aimant, et avec eux nous allions dans notre chalet, skier l’hiver et nager l’été. Parfois je l’accompagnais lors de ses sorties de chasse. Ma vie en ce temps-là était faite de ses moments que l’on dit inoubliables. »
« Mais à mon 50e anniversaire, j’ai commencé à avoir quelques oublis, des blancs de mémoire, que je trouvais anodins. Je laissais mes clés à la porte, en partant au travail. Je disais plusieurs fois bonjour au directeur, il me faisait remarquer que l’on s’était déjà rencontré dans la matinée. Mais j’en riais, jusqu’au jour où je ne me rappelais plus où était ma maison… Je suis resté dans ma voiture une partie de la nuit, mon mari et mon fils m’ont cherché toute la soirée et c’est la police qui m’a raccompagnée. »
« Nous avons décidé de consulter notre médecin de famille, qui m’envoya consulter un neurologue ; le diagnostic est tombé tel un couperet. J’avais la maladie d’Alzheimer précoce, j’ai compris que ma vie, que notre vie d’un coup allait basculer, je ne serais plus la même. Très rapidement, les symptômes de la maladie sont devenus plus visibles, plus présents, je me négligeais, moi qui étais si coquette… Des troubles de comportement sont apparus, je ne supportais plus mon mari, je le frappais, l’insultais, mais tous ces gestes, ces comportements exprimaient mon mal être ; je cassais tous les miroirs, car mon reflet m’était devenu étranger, je ne savais plus me laver, mis à part mon fils, plus personne n’avait grâce à mes yeux, mon corps est devenu une enveloppe qu’aucun esprit n’habite, mon visage n’exprime que de la souffrance, la seule émotion qu’il reflète est la colère. »

« J’ai 65 ans maintenant, mon mari ne vient que rarement me voir, je ne le reconnais plus, il en souffre, il est impuissant, il ne sait plus quoi faire, je ne sais plus m’occuper de moi-même, je me laisse faire. Les préposés sont gentils même si je les frappe, les insultes parfois, mais ils sont dévoués et m’accompagnent tant bien que mal ; les autres résidentes me paraissent vieilles, je me sens agressée, rejetée, j’en veux à la terre entière, je veux mourir et ne plus souffrir. »
« Par moments, des souvenirs me reviennent, une clarté subite et brève de mon esprit, me fait demander à mon mari ou à mon fils de mettre fin à mes jours… puis tout s’estompe et me revoilà dans ce monde fait de néant, un trou noir sans fin qui m’aspire, m’entoure… Et je me noie dans mes souvenirs perdus. Quelle vie m’attend encore, ma déchéance a commencé et évolue inéluctablement vers une finalité longue et insupportable… »
Mais j’en riais, jusqu’au jour
où je ne me rappelais plus
où était ma maison…
Ce genre de vie, de situation, de déchéance, nul ne saurait l’accepter ou le vouloir, des solutions existent, nous devons nous poser des questions : quelle vie, après un diagnostic de pathologies dégénératives et incurables, voulons-nous pour nous et nos proches ? Ne serait-il pas important de décider pour soi-même, tant que nous en avons la possibilité ?
La loi des hommes devrait changer et l’aide médicale à mourir pourrait généraliser à toutes les maladies incurables. La décision doit revenir au malade et, s’il en est incapable, à la personne (tiers) de confiance qu’il aura explicitement nommée et désignée parmi les membres de sa famille ou de ses proches, quand le malade détient encore toutes ses facultés cognitives. Des directives anticipées devraient aussi être établies et qui vont reflétées les souhaits du patient avant d’être médicalement et civilement inapte à prendre de décision.
Tout ceci relève de la bonne volonté du législateur et du corps médical, mais il faut savoir que le « Primum non nocere » est aussi le fait de laisser partir un patient sans souffrance et parce qu’il l’a souhaité.