Revue de Presse — Stéphane Laporte La Presse+
D’abord, mon père, bien sûr. Un homme de l’ancien siècle. Droit, travaillant, responsable. Toujours là pour nous aider. Une présence dans le silence. Disparu aux premiers jours du nouveau millénaire. Son silence se poursuit depuis. Son silence continue de me parler. De me dire je t’aime. Moi, mon je t’aime, je le lui écris. Bonne fête, papa !
La fête des Pères, c’est pas seulement la fête de notre père, c’est la fête de tous les pères, aussi. Parfois, le temps d’un mot, d’un conseil, d’un regard, le père des autres devient le nôtre.
Monsieur Normandin est le père de Sylvie. Sylvie est la grande amie de ma sœur Dominique. Elles se sont connues au Collège Villa Maria, ne se sont jamais quittées depuis.
Retour aux années 1970, nous sommes à la maison familiale, c’est la fête. Dominique et Sylvie viennent de danser dans le récital de ballet de l’école d’Helena Voronova. Toute la troupe, accompagnée des parents, dévore les bouchées préparées par ma mère. Mon père sert le vin. Je déambule dans le monde de ma sœurette. Les yeux brillants. Je regarde. J’écoute. J’observe. Sagement.
Soudain, monsieur Normandin me demande : « Pis, Stéphane, ton Canadien va-t-il encore gagner la Coupe Stanley, cette année ? » Mon sujet préféré ! Je me dégêne. Je suis parti. Je vante les mérites des Lafleur, Lemaire, Savard, Lapointe, Robinson… Il y en a tellement. Monsieur Normandin sourit. Il aime autant le hockey que moi. Dans son jeune temps, il a joué avec Butch Bouchard. Il a même signé avec les Rangers de New York, mais la guerre a changé ses plans de carrière. Il me demande : « Aimes-tu aussi le junior ? Moi, j’adore ça. Je vais souvent aux matchs des Juniors de Montréal, à l’aréna de Verdun. Des fois, c’est meilleur que la Ligue nationale. Surtout avec le trio des trois Denis : Denis Savard, Denis Tremblay et Denis Cyr. Y sont hallucinants. Faudrait que je t’emmène voir une partie ! Viendrais-tu ? »
Moi ? Aller au hockey ? Ben quin ! J’y vais jamais. Sauf une fois. Il y a longtemps. Très longtemps. Au vieux vieux Forum. J’étais tout petit. Mon père s’était forcé. Mon père n’est pas un grand fan. Il a d’autres belles qualités, mais il dort toujours devant La Soirée du hockey. En ronflant plus fort que Lecavalier.
Alors oui, j’aimerais bien !
Quoique sortir avec un étranger…
Ben, c’est pas un étranger, c’est monsieur Normandin. Il est si fin. Et ses yeux sont si bons. Mais j’veux dire, sortir avec quelqu’un qui n’est pas habitué. Parce qu’à cause de mes jambes croches, c’est pas toujours simple. Les gens ne savent pas trop comment agir. De toute façon, je stresse pour rien. Ça n’arrivera pas. Monsieur Normandin a dit ça pour être gentil. Demain, il ne s’en souviendra pas.
Le lendemain, le téléphone sonne, c’est monsieur Normandin. Il m’invite à aller au hockey, le vendredi qui vient.
Nous voilà, à l’aréna de Verdun. Y a du monde partout. On entre dans l’enceinte. Les marches pour se rendre à nos places ne sont pas évidentes. Courtes et glissantes. J’aimerais les descendre tout seul. Je m’essaie… Oh non ! Je vais me planter. Tout débouler et finir sur la glace, la face dans le filet. Mais ça me pèse de demander de l’aide.
Pas besoin. Monsieur Normandin me tend la main. Sans dire un mot. Comme ferait papa. Je la lui prends. Et on se rend à notre rangée. Tout est OK. Il ne reste plus qu’à rejoindre nos places. Elles sont au fond. Les gens se lèvent pour nous laisser passer. Sauf deux gars. Ils sont en train de manger. Et de boire. Monsieur Normandin parvient à se glisser. Moi, je ne suis pas aussi habile. Je leur dis poliment : « Pouvez-vous vous lever, s’il vous plaît ? » Ils ne me répondent pas, ils ne m’écoutent pas. Je le répète en anglais. Ça ne change rien. Je tente de les éviter. Je n’y arrive pas. Je leur marche sur les pieds. Ils n’aiment pas ça. L’un des deux rouspète : « Aïe, le tout croche, fais attention ! » L’autre se tourne vers monsieur Normandin : « Qu’est-ce qu’il a, votre enfant ? »
Je me fige. Je suis rouge de honte. Pauvre monsieur Normandin ! Si j’étais normal, il n’aurait pas à vivre ça. Le type insiste : « M’avez-vous entendu ? Qu’est qu’il a, votre enfant ? Il a un problème ? » Monsieur Normandin réplique : « C’est vous qui avez un problème ! » Les gars prennent leur trou. C’est que monsieur Normandin peut en imposer. Il a du Butch Bouchard dans le nez.
J’avais peur que monsieur Normandin réponde : « C’est pas mon enfant. » Qu’il soit embarrassé que j’aie écrasé les souliers de nos voisins de sièges. Au contraire. Il était de mon côté.
« C’est vous qui avez un problème ! » C’est quand même bien envoyé. Je n’avais jamais vu ça comme ça. Je pensais toujours que tout était de ma faute. Mais, peut-être que ceux que ma condition dérange y sont aussi pour quelque chose.
On a droit à tout un match. Montréal clenche Cornwall. Les trois Denis sont partout sur la glace. Le meilleur du trio est Denis Savard. Un surdoué. C’est sûr que le Canadien va le repêcher. Quelle belle soirée ! Une de mes rares games vécues en vrai durant ma jeunesse.
Aujourd’hui, monsieur Normandin est au ciel. Mais son souvenir est dans mon cœur. Joyeuse fête des Pères à tous les pères ! Aux mortels et aux éternels. Au nôtre et aux autres. À ceux aussi qui, le temps d’un mot, d’un conseil, d’un regard, nous ont protégés, nous ont défendus, nous ont rassurés, comme un papa sait le faire.