Billet de Jean-Guy Marceau
Création de Lou Drouin
Même si on vient de changer l’heure et que le printemps est officiellement arrivé, il fait encore sombre dans le triplex de la troisième. Mars, dans un ultime effort, jette sur ses derniers jours son regard d’acier et de slush. Dehors, il fait moins deux degrés. Verdun dort encore. Quelques lumières de cuisine annoncent un progressif retour à la vie. Petit à petit, le monde s’éveille autour de Lucien. C’est une certitude.
À chaque matin, il se lève, les cheveux en broussailles, la mine défaite, dans un état second. L’œil gonflé et légèrement confus, il s’adonne à son rituel habituel, une routine propre à chacun de nous j’imagine. Dans son 5 1/2 rénové, il traîne sur la tuile terracotta de la cuisine ses vieilles pantoufles, achetées chez Verdun shoes store, il y a mille an. Elles ont trois vies, déchiquetées et bien fatiguées, elles supportent et réconfortent tant bien que mal L’HOMME. Direction salle de bain, comme muni par une télécommande invisible, Lucien sort du coma et reprend vie tranquillement. Puis, il prépare machinalement, comme tous les matins, le café. Un café bien corsé qui lui donnera définitivement un air moins extraterrestre. De retour à la salle de bain pour une douche et un rasage pendant que les premières émanations de café parfument la maison.
Il prend bien soin de sa peau notre Lucien. À l’aube de ses soixante ans, ses rides…d’expression le rassurent encore. Homme d’affaires, toujours bien mis, il songe à une préretraite avec enthousiasme. Conscient de son image, il s’entretient. Faut pas se fier à ses pantoufles. Le miroir ovale des WC lui lance, comme à chaque matin, un… Salut Beau Bonhomme !
Avec précautions, il termine sa toilette matinale en s’aspergeant d’une lotion après-rasage cher et odorante. Cadeau de sa femme Monique qu’il appelle affectueusement Momo. L’odeur de son eau de toilette mêlée à celle du café laissent dans l’air comme un parfum incertain qui pourrait déranger. pour l’instant, il est le seul debout et s’accommode parfaitement des odeurs qu’il crée. Bref, le voici qu’il prépare son petit déjeuner très copieux, comme d’habitude. Méga assiette de fruits, gruau à l’érable, trois rôties, quelques tranches de fromages (faible en gras) et un bon morceau de chocolat 70 %. Le tout arrosé de son excellent café colombien. Le temps passe et l’horloge en forme de pomme qui trône au-dessus de son « espace café » indique 7 h 25. Juste le temps de ranger la cuisine et déposer avec une prudence de nonne, la vaisselle dans le lave-vaisselle. Le boulot l’attend, Lucien jette un dernier coup d’œil sur la cuisine et se dirige vers la chambre afin de se mettre sur son 36. Mon complet marine fera l’affaire, songe-t-il.
Il pénètre dans la chambre en sifflotant, voulant éveiller sa Momo gentiment. Monique se tourne à gauche, puis à droite. Elle marmonne quelque chose d’inaudible, puis enlève machinalement les bouchons jaunâtres qui se logent dans ses oreilles. Ennuyée, elle lance à son mari :
– Qu’est-ce que tu fais debout LULU, on est samedi matin. Viens te coucher, je vais te faire des bonnes crêpes tantôt.
Elle remet ses bouchons pendant que le pauvre Lulu, penaud, joue le jeu et se faufile auprès d’elle, en espérant qu’il retrouvera l’appétit dans l’heure qui suit.