L’homme invisible
(Catégorie : nouvelle) – Une malencontreuse erreur nous a fait omettre la dernière ligne de cette nouvelle. Nous la republions en entier.
La grande horloge du marché me signale qu’il est temps de rentrer. Mon sac déborde : baguette, laitues, tomates et poireaux. En cet après-midi d’octobre, le métro Lionel-Groulx fourmille de jeunes, de vieux et d’une multitude de spécimens entre les deux. Le train arrive, le wagon se vide. J’entre à mon tour, m’assois et pose mes provisions à mes pieds.
Deux jeunes filles sont déjà installées à ma droite. Leurs vestes identiques portent le logo de l’université McGill. J’entends qu’elles partagent aussi le même appartement sur la troisième avenue. Elles ouvrent leurs sacs et comparent leurs notes de cours, passionnément absorbées dans leur conversation. Il y a entre elles une connivence qui fait plaisir à voir.
À l’arrêt suivant, deux dames aux cheveux argent entrent lentement dans le wagon, suivies d’une intense effluve de lavande. La plus grande est vêtue d’un pantalon noir et d’une veste grise très chic, sur laquelle flotte une longue écharpe fleurie. L’autre, plus courte et plus ronde, porte une robe bleue qui colle sur ses bas beiges et dessine le contour de ses mollets enflés. Elles bavardent sans arrêt et s’installent de l’autre côté, sur la banquette double. La dame à l’écharpe me sourit brièvement, tandis que l’autre décrit dans les moindres détails son nouveau condo. Une vue magnifique sur le canal Lachine, clame-t-elle. De vastes fenêtres, un îlot avec évier intégré, un comptoir en granit, une cuisine ultra-moderne. L’insonorisation est parfaite, ajoute-t-elle, car qui voudrait entendre ce que disent les voisins?
Station Lasalle! Les portes du wagon s’ouvrent, puis se referment sur un bras tatoué et une main agrippée à une canette de Coca-Cola.
« Attention, attention! Une porte bloquée empêche le train de repartir. »
La porte s’ouvre à nouveau, brièvement cette fois, le temps de laisser passer l’homme au bras tatoué qui se laisse choir sur le siège en face de moi. La dame ronde cesse soudainement son babillage, les lèvres crispées.
Le nouveau passager me sourit, m’invite à partager sa boisson, offre que je décline poliment. D’un geste généreux, il se tourne vers ses voisines qui tentent de reprendre leur conversation, sans tenir compte de sa présence, le regard volontairement vissé l’une à l’autre. L’homme est irrité.
« C’est pas ben poli, ça, mesdames! Je vous offre du Coke pis vous me répondez même pas ? »
Les étudiantes restent absorbées dans leur lecture. Les dames se taisent, l’une tortillant son écharpe et l’autre cherchant tout à coup un objet inatteignable au fond de son sac. Toutes deux évitent le regard de l’homme.
Après avoir éructé quelques mots d’église bien sentis, l’homme se fâche !
La canette fait un saut dans les airs et le liquide sirupeux coule maintenant le long des bas beiges. Le visage de la dame à la robe ne bronche pas. Le regard affolé, elle glisse subrepticement les mains sur ses cuisses, en une modeste tentative de limiter les dégâts.
Au son de la voix monotone annonçant la station De l’Église, les deux dames se lèvent d’un bond, fixant un objet qu’elles semblent les seules à voir, au loin, et s’empressent de sortir du wagon.
Debout près de la porte, un couple vient d’entrer. Ils ne voient personne, ne savent rien de ce qui se passe autour d’eux. Suspendue à son cou, elle retient ses larmes et lui, ses mots. Dans ses yeux à elle, la peur. Dans le regard froid de son copain, la colère. Proximité des corps, éloignement des cœurs.
Attristée, je me désole de toute cette distance entre des gens qui partagent, ne serait-ce qu’un bref instant, le même espace. Pourtant, chacun porte ses peurs, ses pertes, ses blessures, ses souvenirs. Une complicité possible, certes, mais sans doute illusoire.
Le train repart. L’homme s’apaise. Il s’assoit et fixe maintenant ses chaussures trouées, ses bras tatoués appuyés sur ses genoux. Perdu dans ses pensées, il marmonne quelques mots, lève les yeux vers moi. Je tente un sourire, prends mon sac et me dirige vers la porte. Les deux étudiantes me suivent.
« Station Verdun ».
Bonne fin de journée, Monsieur !
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Joanne Goulet